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Comment le Khan a choisi le plus grand poète

Le soleil harassé peinait à s’empourprer,
Les crinières des cavales, elles aussi épuisées,
Tombaient sur les armures flamboyantes des braves.
Ce soir de haute lutte, près des tentes royales,
On prit les étendards parés de neuf queues blanches,
On les hissa fièrement, sous le trident doré.

Le Maître tout puissant, le Khan eut une pensée
Qui fusa dans la nuit aussi vive qu’un aigle.
Encore grisé par la poussière des chemins noirs,
Il commanda d’une voix qui jetait des éclairs :
-Ramenez-moi ici des poètes et des bardes
Que leur inspiration lyrique nous éclaire !

Des cavaliers de poste partirent au grand galop.
La missive du Khan s’envola dans la steppe,
Traversa sans entraves, les cols et les montagnes,
Passa prestement les gués de dix mille rivières.
Promptement, n’épargnant rien à leurs destriers
Les plus talentueux bardes arrivèrent un soir.

Les yourtes laineuses et blanches jonchèrent les collines.
Le bouillon gras d’un millier de moutons fut servi,
Des jeunes filles mongoles aux longs yeux de biches
Portaient des bols emplis de koumis, de vodka,
De plateaux où passaient des graines et des épices,
Faisant briller les yeux des illustres convives.

Trois cents champions buvaient, chantaient dans la lumière.
Le temps de festoyer, d’user trois pleines lunes
Que le soleil vacille enfin dans le couchant,
Dans la vallée où se joignent les trois rivières,
Les mets blancs se tarirent, les plateaux se vidèrent
Et le banquet princier fit place au firmament. 

Le Khan fit un décret : il couvrirait de soie fine
Deux cent soixante-dix des poètes invités.
Ceux qui n’avaient pas dits à la fin de la fête
Les poèmes beaux et tristes, qu’ils avaient composé.
Au festin, célébrant la nouvelle ger royale,
Les heureux élus firent bombance, puis s’en allèrent. 

Khan fit enfermer les trente qui savaient gémir
Quand les autres s’amusent et graissent leurs poignets.
Durant trois mois, sur le point de mourir ils furent
En proie à la tristesse, aux plus profonds chagrins,
Tels des oiseaux, affamés, s’arrachant leurs plumes,
Le cœur enseveli, leur ciel tombé au loin. 

Dans le coin le plus noir de la plus dure prison
Quand aucune espérance ne pouvait plus voler,
Trois des poètes firent des chants de bonheur, des rêves
Ecrivant sur les murs sans jamais s’arrêter.
Les vingt sept désespérés, agars, furent libérés,
Couverts de soie, d’étoffes, de bottes en zibeline. 

On les emmena dans un char tirée par deux chevaux,
On les raccompagna pour leur très longue route.
Les trois poètes ayant surmonté leur épreuve
Furent honorés, hissés sur des hauts sièges en or.
On leur mit des couronnes, on les couvrit de gloire.
Les jours, les mois passèrent, à accueillir l’aurore. 

Bientôt l’un des poètes se destina au rire,
Composant de bons mots, troussant pour divertir,
Des odes et des princesses, pour son propre plaisir,
Pour s’écouter, faire fondre les cœurs les plus tendres,
Barater ses talents, de vie bonne et facile
Et perdre son essence et perdre toute estime.

Le deuxième fit des vers, des éloges et des louanges
Pour honorer des chefs de clans, pour les flatter,
Comme on peigne une crinière dans le sens du vent.
Le premier, le deuxième devinrent des gens de cour,
L’œil du Khan ne s’y trompait pas, qui voyait naître
Dans le troisième, la voie qui fait d’un homme une perle.

Il avait pris un tout autre chemin, étroit,
Cherchant sa vérité sans crainte de déplaire,
Cherchant la compagnie des animaux sauvages,
Scrutant les hautes montagnes, acceptant le brouillard
Et contemplant le ciel étourdissant des steppes,
Montant la poésie comme une jument baie.

Sans se préoccuper des victoires, des défaites,
Quelque soit le moment, quand le temps s’enlaidit,
Quand l’air est à la fête et l’été à la pluie,
Il ne cessait d’écrire, de traquer l’absolu.
Il disait haut l’histoire des cavaliers mongols,
Atteignant au plus haut, il se mit à chanter. 

Le Khan le désigna comme le plus grand poète.
Il consacra sa vie à la poésie bleue,
Aux grandes épopées, s’effaça derrière l’art.
Opale parmi les jaspes, juste parmi les simples
Pour qui la gloire était de célébrer la vie,
On a omis son nom, mais pas sa poésie. 

Trans par Patrick Fishman

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